La vision de l'hérétique qu'il venait de pourfendre et de châtier de son mieux se troublait devant ses yeux injectés de sang ; l'homme était lézardé de coups d'épées et perdait du sang en abondance, il n'en avait plus pour longtemps. Hélas, Oculus Maximus, auquel s'était recommandé le preux Clovis, ne l'avait pas protégé contre le maléfice fourbe de la lame de son adversaire, lui qui n'avait combattu qu'avec son honneur et une épée des plus ordinaires, celle-là même qui l'avait servi depuis les premiers temps de son arrivée en Luminis la corrompue. Le monde tout autour de lui, ainsi que ceux qui avaient assisté à ce duel – la bouillonnante corsaire Edaniel, le valeureux maître d'armes et soldat nouvellement promu Harald Thorvaldson, le prêtre charognard de Néraï Tibérias guettant sa proie et un draï inconnu qui se trouvait là A'gloth savait pourquoi – s'évanouissait pour céder la place à une confrontation lancinante et intime entre sa chair en ébullition et une âme et une force morale qui continuaient à s'accrocher comme malgré elles à cette enveloppe agonisante. Le Vigilant Protecteur, incapable d'achever son devoir complètement, s'effondra par terre, tout près de son écu et de son épée qu'il s'était vu contraint de lâcher en cours de combat, alors qu'il perdait le contrôle de son corps qui s'engourdissait impitoyablement ; alors que l'hérétique n'avait guère pu l'atteindre par ses propres forces et qu'il était hors de combat, le Vigilant était vaincu par une force corruptrice qui lui ôtait toute emprise sur lui-même et le faisait se consumer dans d'atroces souffrances.
Clovis Valoris, que l'on
avait vu si souvent se tenir bien droit et comme avec fierté devant
la sainte Chapelle d'A'gloth qu'il gardait consciencieusement comme
un trésor, s'abîmait dans des convulsions d'autant plus terribles
que la vitalité de l'homme se révoltait jusqu'à ses limites
ultimes contre ce sort injuste et cette défaite victorieuse. Ce
corps avait enduré plus que nombre de ceux qui s'amusaient de ses
gardes volontaires et régulières ou du temps qu'il accordait aux
gens simples par charité autant que par conviction, ne pouvaient
bien l'imaginer, cette année pendant laquelle l'âme du preux avait
tenté de constituer un léger halo de lumière au sein de la Cité
des ombres et du désespoir. Sa chair avait été suppliciée et son
corps s'était trouvé en passe d'être anéanti dans maints recoins
de la ville basse : Clovis Valoris avait failli être enseveli
dans les mines de Bordnagar ; avait été littéralement
écrabouillé par la masse d'un semi-orc pour s'être opposé à
l'expulsion de miséreux à Vilbas ; s'était fait tirer dessus
par Don Gormi pour avoir voulu apaiser une émeute menaçant la
caserne ; avait essuyé un coup de fusil dans le ventre à bout
portant d'un exécutant du Ka, pour n'avoir pas accepté que sa foi
fût insultée publiquement ; avait survécu à une
confrontation avec le Boucher de Sarmath après qu'Haïssa du Klan
eût récupéré son corps meurtri. Et encore serait-on bien loin du
compte, si on estimait avoir fait le tour, par cette liste modeste,
de tout ce qu'il avait dû accomplir dans l'ombre et sans
remerciements. Cette année de devoir et de dévouement lors de
laquelle le paladin avait mis en pratique tous les préceptes de son
éducation religieuse et soldatesque, comme les commandements de la
chevalerie céleste, il l'avait dédiée à la protection d'autrui en
faisant de son corps un bouclier pour les faibles, jusqu'à endurer
la marque du vice et du crime dans sa chair pour délivrer les
innocents de ce mal protéiforme.
L'univers tout autour du
mourant, sacrifié consentant à la Gloire rayonnante d'Oculus
Invictus, était devenu trouble, mais ce n'était pas la nuit qui
avait remplacé ce monde auquel Clovis n'appartenait déjà plus. Son
âme était en train de se détacher d'un véhicule dont les
soubresauts, au départ aussi inquiétants que les mouvements
saccadés du golem d'un ingénieur nain fou, commençaient à
s'espacer et à s'étioler au diapason d'un cœur à l'énergie
tarie. Cette âme véhiculait la conscience vaporeuse et les
souvenirs du défunt en devenir, comme autant d'images de ces
compagnons de route qu'il avait appréciés et aidés pendant ces
mois derniers. Les pensées du Vigilant Protecteur étaient éclairées
par la lueur diffuse des bougies qu'il avait aidé la sœur Mazarine
Voss à transporter quelques heures seulement avant d'arriver à son
trépas ; il l'entendait, comme toujours après ses mésaventures
se terminant à l'hospice, le réprimander sur son inconscience, puis
retentirent un appel à sœur Francesca et le bruit métallique
d'instruments chirurgicaux, avant qu'il n'eut une vision diffuse de
la panseuse Gabrielle, cette sœur qu'il n'avait jamais eue et qui
paraissait s'inquiéter tout en lui demandant de garder la foi en
l'avenir. Autour d'eux et comme floues, dansaient les silhouettes de
Kraelgor, le nain au cœur vaillant, de Roland, soutien sûr aussi
mystérieux que courageux, d'Harald le maître d'armes consciencieux
qui l'avait entraîné jadis, d'Edaniel la corsaire intrépide,
d'Ania l'halfeline au bon cœur qui lui avait apporté des friandises
alors qu'il était consigné au temple pour excès de zèle. Cette
vision ne dura qu'un moment car ces liens terrestres ne pouvaient pas
plus retenir le Vigilant ici-bas, que la certitude de la mort n'avait
pu le dissuader de renoncer à l'honneur le plus élevé et le plus
désintéressé. Aussi Clovis se sentit s'élever, les bougies de
sœur Mazarine traçant un chemin au fil duquel, comme en une haie
d'honneur, défilèrent les visages connus, aimés ou respectés, du
père Émile Rédégast, du Mestre Dornedil, de tant de Vigilants
morts ou vifs parmi lesquels Caïus, Dieter, Victor, Artékis, Hector
Fangorn, et enfin la figure austère du Toujours-Vigilant, se tenant
les bras croisés et paraissant avoir quelque reproche à faire ou
attendre impatiemment de pouvoir transmettre des ordres. Pourtant, et
pour la première fois, les traits du commandant se détendirent et
ses yeux se mirent à flamboyer, alors que se produisit une
projection puissante et incontrôlable vers des hauteurs célestes à
travers un corridor de pierres blanches, qui apparaissaient comme les
manifestations éthérées des espoirs des mortels. Alors le prêche
de Clovis Valoris en la chapelle d'A'gloth prenait-il tout son sens :
aucune pensée n'était vaine malgré la faiblesse de la condition
mortelle, aucun idéal n'était trop élevé pour tenter de s'opposer
à la corruption et à la mort qui étaient le lot du monde d'en bas.
Cette cathédrale de Lumière était constituée par la concentration
de toutes les fois et de toutes les prières des fidèles, et l'âme
du Vigilant s'en allait pour devenir l'une de ces pierres
incandescentes. A l'orée d'une magnificence que les mots ne
sauraient retranscrire, Julius et Livia Valoris accueillirent celui
qui avait su garder leur nom dans un monde finissant. Alors,
l'enveloppe charnelle s'effondra-t-elle : Clovis était mort,
s'en étant remis à la Lumière et ayant joué son rôle.
Demeureraient après lui un idéal, un modèle et le souvenir de tous
ces petits riens qu'il avait semés dans l'espoir qu'il en germe
quelque chose de meilleur en Luminis comme dans le cœur de ses
habitants ; si le grain ne meurt !
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