Journal n° 1 de Bohémond

Voilà déjà bien des jours que mon navire a fait naufrage et que me voici condamné à demeurer en une île au sujet de laquelle j'ai manifestement encore beaucoup à apprendre. Tyr soit loué de m'avoir assisté en cette catastrophe, de même que de m'avoir remis en sûreté en un royaume du nom de Syméria, qui répond à Ses lois justes et bonnes et dont le sain gouvernement est une monarchie absolue. Si j'ai pu être affligé les premiers jours de mon arrivée, à cause du bouleversement et d'un désœuvrement qui encourageait le vague à l'âme, je ne puis qu'être convaincu, à force de réflexion, de prière et de méditation, que c'est mon Dieu Lui-même qui m'a conduit en ces terres pour y remplir quelque rôle ; sans doute est-ce donc là l'aboutissement du voyage que m'avait commandé Son apparition il y a deux années pendant la veillée d'armes, qui précéda ma consécration en tant que paladin du Juste et chevalier de l'ordre du Saint Jugement en Cormyr. On m'a raconté qu'il n'était pas possible de quitter l'île par des moyens conventionnels, aussi douté-je fortement de pouvoir revoir les miens et les frères d'armes de mon ordre. Cependant, aussi triste que cela paraisse, je dois enfouir mon chagrin en mon cœur et ne considérer que ma vocation au service de Tyr et la protection des faibles de ce royaume. Je ne puis non plus m'empêcher de songer au destin de mon parrain et oncle, le frère de mon cher père, Gonthier Valoris de Jasperal, parti accomplir une vision du même type alors que je n'étais qu'un très jeune enfant. Lui non plus n'a jamais revu le Cormyr à ma connaissance, et pourtant je ne doute pas qu'il a mis en œuvre les grandes qualités qu'on a m'a rapportées et montrées en exemple, où qu'il soit aujourd'hui. Je dois donc chérir le souvenir des miens mais m'efforcer de tourner mes compétences vers le présent et l'avenir. Puisse Tyr me donner le courage et la sagesse !

J'ai bien conscience que je n'aurai sans doute jamais le moyen de communiquer avec le Cormyr, pour autant cette narration entreprise de temps en temps pourra avoir un effet apaisant et compléter les méditations et prières que j'effectue de façon très régulière au Temple de Tyr de la ville d'Odeyssa, ville où je réside la grande majorité du temps. L'écriture est aussi une forme de maîtrise de sa concentration, comme on me l'a appris à l'ordre du Saint Jugement. Je vois à ces notes un autre intérêt, puisque, d'après la recommandation du prêtre de Tyr avec lequel j'ai longuement discuté au Temple de la façon dont je pourrais servir notre Dieu au mieux en ce royaume, je devrais bientôt entrer en fonction comme « juge junior ». Cela me permettra d'utiliser au mieux les compétences juridiques et diplomatiques apprises au sein de mon ordre, tandis que je pourrai toujours servir les gens en tant que paladin du Juste. Il ne me sera en tout cas pas inutile de conserver quelques notes sur les différentes personnes que je rencontre ou que je côtoie, afin de ne pas oublier des éléments et d'établir des profils qui pourraient être utiles lors de quelque affaire.

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Parmi les nombreux naufragés que cette île semble attirer par je ne sais quel phénomène (au-delà de ma compréhension), se trouvent pour commencer deux paladines qui se trouvent déjà engagées dans la garde de ceux qu'on appelle ici les Vigilants, autrement dit l'armée. D'après ce qu'on m'a expliqué au Temple, l'armée comme la justice font partie de ces Vigilants, avec des compétences et fonctions qui sont séparées. Je n'ai guère eu de contact avec ces deux soldats jusqu'au temps présent, à peine ai-je vécu une rencontre un peu désagréable avec celle dont le nom étrange est Nuage. Peu après mon arrivée sur l'île, un incendie s'était en effet déclaré et un homme avait requis de l'aide pour pénétrer à l'intérieur de sa maison, pour sauver ce qui pouvait l'être encore. La paladine Nuage, quoi que j'eusse proposé mon aide, ne me répondit même pas et préféra prendre avec elle une magicienne, dont j'apprendrais plus tard qu'elle s'appelle Lylie, mais surtout un tiéffelin. Portant un écu aux armes de Tyr, il n'était guère possible de se tromper sur ma vocation. J'en conçus quelque amertume et quelque atteinte à mon honneur, mais, même quand cela fut évoqué un peu plus tard sur la place du Temple, et malgré l'arrogance manifeste de cette paladine qui ne présenta aucune excuse mais au contraire une condescendance flagrante envers un frère tyriste, je ne voulus pas envenimer les choses. Je dis simplement que je n'oublierai pas, et il est certain que cet incident confirma ma volonté de ne pas servir dans la garde. L'autre paladine, plus jeune et nommée Arilyn, semble apprécier sa consœur mais présente de prime apparence un tempérament tout différent, beaucoup plus chaleureux et naturel. Elle semble d'ailleurs d'extraction modeste si ce n'est paysanne.

La première personne qui me témoigna quelque temps et quelque amitié en la ville d'Odeyssa, où je parvins peu après le naufrage, est une jeune femme du nom d'Ysallyn. Elle est une suivante de Dame Tymora (et prie aussi Mystra je crois), d'une nature gaie, enjouée et volontaire, et qui dispose de pouvoirs magiques impressionnants, comme j'ai pu le constater par moi-même lors de quelques expéditions sur l'île, notamment au sud où nous avons contemplé avec quelques autres personnes naufragées, les ruines d'une ancienne cité maléfique, qui se serait appelée, d'après une inscription découverte sur une pierre, Ariglyphe ou Eriglyphe, je ne sais plus bien. D'après ce qu'elle m'a confié par la suite, elle est la fille d'aventuriers devenus aubergistes, tout deux fidèles de Tymora, et tiendrait ses dons magiques spectaculaires de sa mère, qui les aurait elle-même hérités de la sienne. Ajoutons encore qu'elle sert désormais la guilde des enchanteurs de la ville d'Odeyssa, dans laquelle j'ai pu voir qu'elle s'investit de grand cœur ; elle semble aussi talentueuse pour l'enchantement que pour la magie. En tout cas, et même si cela peut paraître étonnant du fait de mes origines nobles et de mon statut de paladin, nous sommes devenus amis en quelque sorte. Depuis la première visite de la ville qu'elle me fit faire jusqu'aux moments de doute et de mélancolie qui ont pu m'assaillir assez fréquemment au départ, elle a toujours su, par sa bonne humeur constante et rafraichissante, me redonner de la sérénité. Pour autant, rien ne dit qu'elle n'ait pas ses peines et souffrances intérieures elle non plus ; lors d'un repas à l'auberge avec Lylie et Azuriel, lors d'une discussion sur l'amour, Ysallyn a évoqué un amour qu'elle aurait perdu définitivement – à cause du naufrage ici sans doute. C'est donc une jeune femme agréable, dont la beauté m'intimide assez je le confesse, et à qui je souhaite de trouver la paix du cœur en cette île. Comme elle le dit elle-même, puisse Tyr nous accorder de nous ouvrir à ce « nouveau départ » en Syméria.

Puisque je les ai évoqués, parlons un instant des deux amis d'Ysallyn, la magicienne Lylie et l'acrobate Azuriel, qui forment par ailleurs un couple d'après ce que j'ai vu. La première, qui fait partie d'un cercle de magiciens d'Odeyssa à ce que j'ai compris, dispose de grands pouvoirs, quoique de nature différente de ceux d'Ysallyn, même si ma méconnaissance de la magie ne me permet guère de comprendre ceci. Outre des sorts de protection qui ont été fort utiles lors de l'expédition au sud et lors d'un entraînement avec Azuriel, c'est surtout sa capacité à créer des doubles à partir de petits miroirs, qui m'a stupéfié je dois bien l'admettre. L'autre soir, elle faisait des expériences à partir de différents individus pour déterminer si leur capacité à utiliser la magie affectait le comportement de leur doubles. En dehors de ces capacités, cette jeune fille fait montre d'un tempérament assez taquin voire malicieux, comme j'ai pu l'éprouver lors de ma promenade avec elle et Ysallyn à Kaos, où nous nous rendîmes par un portail étonnant situé non loin d'Odeyssa. Si avant de nous mettre en route elle avait semblé avoir renoncé à l'idée de se baigner, une fois qu'il fut décidé que je fusse de l'expédition et après que j'eusse dit que cela ne fût guère convenable en présence d'un paladin, l'environnement tropical et la chaleur qui régnaient dans cet endroit lui firent oublier cette convenance. Si elle se baigna, ainsi qu'Ysallyn avec un sort d'invisibilité heureusement pour son honneur, je restai bien entendu sur le rivage, gêné et embarrassé comme on peut l'imaginer. Ce qui n'était rien encore, en comparaison du tour que me joua Lylie en sortant, provoquant une illusion consistant en des jeunes femmes nues se ruant sur moi, que je pris pour des démons tentateurs. Bien qu'elle ne soit pas méchante, il faut espérer qu'avec l'âge elle prenne un peu de sérieux, de même qu'elle épouse dans les règles de la morale son ami Azuriel. Celui-ci, avec qui je me suis un peu entraîné, contre des gobelins ainsi que dans une grotte infestée par je ne sais quelles créatures féroces, m'apparaît comme un jeune homme sympathique et très attaché à son amie. Il sait aussi faire preuve de générosité, comme j'en ai bénéficié lorsque nous avons trouvé quelque trésor – il faut bien avouer que la majeure partie de mon équipement ayant sombré avec le bateau, je ne me trouve guère à mon avantage de ce côté-ci. Il est à noter que lui comme son amie magicienne m'ont raconté, lors du repas à l'auberge déjà évoqué, avoir été contraint à voler pour survivre. Il est de ce fait particulièrement difficile de bien expliquer lors de telles discussions, que le respect de la loi est primordial y compris lors de situations difficiles. Sans cela, l'ordre de toute la société en serait affecté et aucun bien ne serait plus possible.

Un autre groupe de personnes a attiré mon attention en ce début de séjour en ces terres : la famille De Risven, constituée par deux frères et une sœur qui ont échoué ensemble, selon toute apparence, sur cette île, et tous fidèles de Hoar. D'après ce que j'ai pu entendre ici et là, la garde et notamment les deux paladines déjà évoquées dans ce journal, semblent les avoir à l'œil, surtout les deux frères. De même, et d'après mon propre constat, les deux frères surtout rencontrent des problèmes avec le respect de l'autorité, et semblent avoir une conception de l'honneur et de la vengeance tout personnels, bien en accord avec leur culte. Pour autant, Ramius de Risven semble avoir eu l'intention de proposer quelque aide à la garde d'Odeyssa, à propos des dangers qui environneraient le royaume si j'ai bien compris, mais la méfiance réciproque domine, de toute évidence. Lui et sa sœur ont d'ailleurs été pris à partie par le seigneur elfe Calimehtar, qui a évoqué certains pouvoirs de cette famille, dont je n'ai pas connaissance moi-même, d'une qualité rare et qui seraient ceux de gens ayant provoqué le naufrage de son navire pour le conduire en cette île. Il m'a été fort difficile de faire garder leur contenance à Ramius comme à sa jeune sœur Aurore, qui se sont sentis insultés par des suspicions qui n'étaient pourtant pas une accusation. On a d'ailleurs voulu me prendre comme intermédiaire, mais j'ai expliqué que je n'avais pas de fonction en ce royaume pour le moment. Les choses en sont demeurées à ce qu'elles étaient : de la suspicion, et je n'ai pu que recommander une enquête si le seigneur elfe le désirait. Je verrai si cela connaîtra quelque suite ou non. L'autre frère, Jerik, m'a cependant paru le plus agressif lors d'une altercation avec un mage, qu'il accusait de vouloir abuser une jeune femme du nom de Kindra Tanis avec de la magie, même si le dit mage s'en défendait. Le dit Jerik alla jusqu'à menacer de mort le mage, et j'essayai de calmer un peu les deux hommes. Ce fut peine perdue, et j'allai indiquer à la garde que la situation menaçait de dégénérer. Quoique d'apparence plus douce et retenue, la toute jeune Aurore de Risven n'en a pas moins des idées très arrêtées sur certains points de morale et d'honneur, m'ayant soutenu que des gens mauvais pouvaient faire preuve d'une forme de noblesse et d'honneur dans leur dévouement. Je rétorquai que la noblesse ne pouvait que résulter d'une intention de faire le bien pour autrui et pour l'ordre qui permet de maintenir le bien, mais, bien qu'elle resta sur une réserve respectueuse et prudent, je vis bien qu'elle n'était pas convaincue.

Le seigneur elfe Anarion Calimehtar, que j'ai évoqué à propos de l'altercation avec les De Risven, m'apparaît, même si je ne le connais que peu encore, comme quelqu'un de sûr et de compétent, dont les manières trahissent un certain rang et une aspiration à l'honneur. Il officie comme concepteur d'armes et d'armures à la guilde des forgerons d'Odeyssa, et semble faire preuve de beaucoup de savoir-faire ainsi que d'éthique dans son travail. J'ai ainsi moi-même bénéficié de son travail, puisqu'il a forgé une lame longue en fer froid que je lui ai acheté, une lame du nom d'Eldalote, ce qui signifie « fleur elfique » comme il me l'a expliqué. Anarion Calimehtar m'a expliqué à cette occasion considérer que les armes qu'il fabrique et façonne ont une vocation de servir le bien et des causes justes. Je lui ai donc promis de faire honneur à Eldalote, ma nouvelle épée au service du Bien. Cependant, et je l'ai noté lors du problème avec les De Risven, ce seigneur elfe peut être un peu prompt à considérer comme valable et reçu une opinion qui n'est pas encore prouvée à l'encontre de quelqu'un, ainsi à propos de la prêtresse aasimar Tyla.

La prêtresse aasimar Tyla est une suivante de Shaundakul, une divinité sur laquelle je ne connais pas beaucoup de choses, ses suivants ne disposant que de peu de temples. Je ne la connais que très peu, la voyant surtout errer, solitaire, de temps à autre dans la ville d'Odeyssa, alors qu'elle semble avoir un rythme de vie bien à elle, comme si elle évoluait dans un monde qui ne serait pas tout à fait celui des autres. Même si je peux assez souvent être absorbé dans quelque contemplation méditative, cela n'est pas la même chose. Je n'ai discuté qu'une seule fois avec elle, mais j'ai alors compris que c'était sa nature qui lui rendait difficile la vie avec les autres, qu'ils soient humains, ou elfes. Anarion Calimehtar, même s'il précise n'avoir rien contre elle en tant que personne, craint beaucoup que Tyla ne mette en danger celle qu'elle affirme vouloir protéger sur les chemins, parce que les aasimars seraient d'après lui convoités par des serviteurs du mal, ou en seraient tout du moins des cibles privilégiées. Elle a fort justement fait remarquer que le culte de Tyr fort répandu en Syméria pouvait tout autant que sa nature être la cible de ceux pour qui l'ordre du bien est une insulte à leur soif de pouvoir inextinguible. Pour ma part, je lui ai fait savoir que c'était la volonté de bien œuvrer qui me paraissait le plus important, et qu'en ce qui me concernait, elle serait toujours la bienvenue dans la cité de Tyr, où le Juste sonde le cœur et la conscience et récompense les Justes. Elle a paru contente de trouver une oreille attentive, même s'il est toujours difficile d'interpréter la pensée de cette prêtresse énigmatique car intériorisant beaucoup ses émotions. De ce fait, je dois avouer que le poids que fait peser sa nature sur ses épaules m'a en un sens ému. Je lui ai ainsi expliqué que si le paladin recevait un appel de son dieu et qu'il lui revenait de répondre à la vocation, elle-même n'avait pas eu ce choix, ou du moins cette confirmation, ce don de sa volonté à faire. J'espère simplement de tout cœur qu'elle pourra s'intégrer dans ce royaume et que la cité de Tyr saura voir le mérite avant toute chose.

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Puisse ce journal m'aider à conserver une mémoire clairvoyante et juste, avec la bénédiction de Tyr.


Bohémond de Jasperal

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