Destin & consécration

[Écrit le 16 septembre 2010.]

Déjà l'année 14** avait surgi alors qu'on ne l'attendait pas déjà, chacun étant occupé si ce n'était préoccupé par la situation du royaume de Cirbann. Que valait donc le froid mordant du mois de janvier à côté des incertitudes suscitées par la guerre avec Ghaash, qui commençait à s'enliser en une guerre de position interminable, sans compter de nouveaux dangers qui faisaient leur apparition benoîte et sournoise, ainsi ces adeptes de Talona qui réclamaient en usant de menaces à demi voilées une présence officielle en ce royaume, inacceptable pour les loyaux et vertueux serviteurs de la Triade dont avait l'honneur de faire partie le preux et vaillant Roland de Jasperal ?

Avoir accepté le chantage que de tels mécréants comptaient faire valoir sur ces terres, ç'eût été abdiquer toute dignité et constituer un précédent bien dangereux. Sans compter que depuis le Temps des Troubles, chacun savait que la puissance des dieux était proportionnelle au nombre de leurs fidèles et lieux de cultes... C'est ce que le paladin affirmait avec force à la Capitaine des Fiancés qui se trouvait assise en face de lui, dans un coin discret de la taverne de l'Espadon, où ils s'étaient retrouvés pour converser et déjeuner, comme ils le faisaient régulièrement depuis que leur serment de bravoure partagée avait éclos sous les auspices bienveillantes et divines de Tyr le Juste et de Torm le Pur.

Car s'il y avait bien une personne en ce royaume qui redonnait du baume au cœur à Roland, au milieu des difficultés et des épreuves auxquelles il était soumis, c'était bien elle, cette femme au caractère bien trempé et à la force de caractère indomptable, qui allait jusqu'à lui rappeler la force de conviction de quelques paladines lumineuses qu'il avait admirées jadis au doux royaume de Cormyr. Il ne perdait jamais une occasion, lui qui savait faire montre d'humilité, de s'excuser de l'avoir jugée ou mal comprise et plus encore de l'avoir abandonnée, encore malade, faible et vulnérable, au Baron de Thola après qu'il eût senti son honneur blessé par ce dernier ; cela, il avait encore du mal à se le pardonner, parce que la valeur du Capitaine lui paraissait si évidente désormais, et cela encore parce que ses vœux de tyriste lui enjoignaient d'user de prudence comme de patience pour bien connaître son prochain. Dans ces moments où le paladin s'abandonnait à un semblant de mélancolie et de contrition qui finissaient par devenir gênants, le Capitaine prenait une pose mi-fâchée mi-moqueuse, avec une pointe de douceur amicale inaccoutumée chez elle :

« Roland, combien de fois vais-je devoir vous excuser pour une erreur qui n'est pas une faute pour moi ? Je crois en la force du destin et en la pureté du signe que nos dieux nous ont envoyé. Si vous avez agi ainsi, c'est sans nul doute parce qu'il devait en être ainsi et parce qu'il fallait que nous vivions nos épreuves chacun de notre côté, pour que nous soyions prêts à nous accepter l'un l'autre. Mais vous avez surgi par deux fois en des moments de trouble et de désespoir profond pour moi, c'est tout ce qui compte, ainsi que la destination vers laquelle le cours d'eau que nous empruntons nous mène ! Dans la chapelle de la Triade, en ce jour béni, c'est l'Espoir que j'ai vu en vous, et c'est justement ce sens de la justice qui me donne confiance en vous, et que je vois dans votre repentir. Mais ne le laissez pas vous ralentir, aujourd'hui c'est la lumière que nous devons apporter ensemble, chacun à notre manière, sans remords aucun. Les Dragons de Cormyr seront le salut de Cirbann ! »

En de tels moments, elle finissait parfois son discours en lui donnant une petite tape sur l'épaule, à la fois franche et complice. Le spectacle de ce paladin à l'allure et aux manières distinguées et indubitablement nobles, semblant trouver plaisir si ce n'est réconfort dans la compagnie d'un Capitaine aux façons franches qui paraissaient parfois presque rudes, ne manquait pas de beauté, car il donnait à voir de manière plaisante l'alliance de vaillances complémentaires, l'addition de sens de la vérité et de conviction que rien ne pourrait arrêter. Toujours est-il que le Faucon Pèlerin Roland se trouvait rasséréné par ces discours francs et motivants ; comme il lui était pesant de n'avoir pas connu l'ancienne sénéchale du Concile, et comme il lui était plus dur encore de n'en avoir plus aujourd'hui ! Car l'épreuve la plus pénible, ainsi qu'il le confiait à sa sœur de bravoure, c'était d'avoir à contempler le Concile Blanc dans cette posture de faiblesse, désorganisé, déconsidéré parfois même aux yeux du peuple et des autres institutions, alors que les rangs des paladins et Faucons étaient lentement supplantés par ceux des hauts prêtres qui usurpaient insidieusement les prérogatives et pouvoirs de l'ancien rang de sénéchal. Le soutien de Calypso, celle-ci ne pouvait peut-être pas sentir combien celui qu'elle avait en face de lui en avait besoin face à cela. Lui semblait de plus en plus convaincu qu'elle devrait conserver le commandement des Fiancés de la Mer, pour que les Dragons Pourpres et Bleus aient une chance de renaître d'une certaine manière en Cirbann.

Le destin ! Quand Roland avait dévoilé à Calypso comment et pourquoi ses pas avaient été portés en Cirbann, celle-ci avait bien senti, à son apparence, au timbre convaincu et même ému de sa voix, que c'était la part la plus intime de son être qu'il dévoilait là, marque de confiance ultime dont elle n'était pas sans tirer quelque fierté. En la sainte Chapelle de la Triade, alors qu'ils s'étaient trouvés deux jours auparavant assis sur un banc en goûtant la pure quiétude évanescente que leur procurait leur compagnie comme la pureté du lieu, Roland levait légèrement la tête vers un vitrail qui lui faisait face et qui nimbait doucement son visage, qui paraissait celui d'un ange guerrier. Il parlait d'une voix douce, grave et profonde, la finesse de ses traits et l'intensité de son regard relevés par la lumière :

« Pour chaque paladin que les dieux font, pour tout être sur lesquels ils daignent poser les yeux et étendre les mains pour les bénir, il y a un moment capital, fondateur et qui équivaut à une naissance nouvelle : c'est le jour de la consécration, ce qu'on appelle adoubement chez les chevaliers profanes. Avant ce jour saint et béni qui transforme l'aspirant en un être de lumière et en un bras armé de dévotion, l'élu doit passer une nuit de prière et de méditation qu'on appelle la veillée d'armes.

Par la grâce de ma famille, et notamment mon grand-père le Baron Bohémond de Jasperal, preux et vaillant Chevalier Dragon Pourpre s'il en est, j'ai eu l'insigne l'honneur de veiller en la sainte Cathédrale de Tyr qui se trouve en la ville de Suzail, non loin du Palais royal. C'est avec beaucoup de solennité et d'émotion que je me préparai à entamer cette nuit qui devait me conduire, comme si je naviguais vers une terre promise de lait et de miel, vers une vie de richesse spirituelle et de plénitude intérieure au service du plus grand des dieux. La Cathédrale, vous la connaissez sans nulle doute, présente un aspect à la fois humble, gracieux et divin qui doit émouvoir et préparer au recueillement tout homme comme toute femme amis du Bien. En plus des emblèmes sculptés et des vitraux représentant le saint marteau soutenant la sainte balance, des tentures à la fois légères et majestueuses avaient été dressées, tandis que des encens apaisants répandaient leurs effluves dans la grande salle voûtée.

Là, seul et à l'écoute de mon âme, je basculai progressivement, après qu'une méditation profonde eût succédée à des prières ferventes, dans les méandres de ma conscience, m'efforçant d'atteindre l'essence de ce qui allait faire de moi, tout bientôt, l'un des chevaliers les plus nobles des Royaumes. Lorsqu'on atteint une maîtrise suffisante de la méditation, les contours de notre perception adoucissent les apparences physiques et la vérité nous apparaît sur un mode onirique. Ainsi le veut l'enseignement de Tyr, ses prêtres maîtrisant cette technique le mieux lors de la cérémonie dite de la Cécité, commémorant et honorant l'aveuglement de Tyr, qui nous incite à ne pas nous arrêter aux apparences.

Cette nuit-là, mon esprit vagabondait entre les plans terrestres et célestes, s'élevant comme un navire qui émergerait de l'eau pour s'élancer vers les Cieux. Les révélations auxquelles je parvenais à m'accrocher fugitivement m'émerveillaient, comme si je sortais de ma condition pour m'élever à un nouveau niveau de conscience. Mais ce que je vis après quelques temps, jamais je ne l'oublierai. Devant moi en la cathédrale, ou en mon esprit je ne saurais dire, se tenait un homme d'apparence âgée et majestueuse, dont la noblesse dépassait celle de n'importe quel humain ou même aasimar. Il avait cependant les yeux voilés et tenait à la main une balance, et de l'autre un Marteau de Tyr. Cet homme commença par me regarder d'un air à la fois bienveillant et inquisiteur, et je sentais qu'il fouillait mon esprit en s'introduisant dans mes pensées et mon âme sans que je pusse y résister d'aucune manière. Mais cette intrusion était si douce que j'y pris presque plaisir, ressentant une communion avec quelque chose qui me dépassait. Au bout d'un moment, dont je ne puis déterminer la longueur, l'homme déclara simplement être un Avatar de Tyr, venu me donner un commandement du Juste avant ma consécration. Il me parla en termes succincts d'un royaume du nom de Cirbann où les valeurs de la Triade pourraient être mises en danger, et que je devrais visiter et aider. Malgré la curiosité qu'il pouvait sentir en moi, il ne m'en dit pas davantage et son image se troubla puis vacilla progressivement avant de s'évanouir définitivement.

Et me voici donc parmi vous depuis un assez long temps désormais, priant Tyr sans relâche pour qu'il m'envoie enfin un signe et m'indique comment accomplir Sa Volonté. Voilà où le destin en est avec moi ! »

Les deux compagnons, le paladin en quête de Vérité et sa sœur de bravoure en la sainte Espérance, s'en allèrent prier ensemble au pied de l'Autel de la Chapelle de la Triade de Thola, en une belle communion.


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