Le mendiant
Alors que nous devisions
sur la place d'Ayn'n, le Père Ulrich Franz et moi fûmes abordés
par un mendiant qui désirait de quoi manger, affirmant qu'il se
nourrissait de rats... Ayant naturellement accepté, nous discutâmes
un peu avec lui de nos projets, et il déclara que si le peuple
d'Ayn'n était rigoureux et travailleur, il était aussi égoïste et
impulsif. A l'écoute de nos ambitions de purifier le temple (lui qui
se souvenait d'Audrey Desneld, l'ancienne haute prêtresse loviate,
qu'il qualifia de « beau brin de fille ») et de faire
valoir la justice en cette baronnie, il se montra sceptique.
Cependant, mon explication sur une justice faisant concorder le
châtiment avec la gravité de la faute, sembla le toucher quelque
peu, comprenant qu'il valait mieux subir une punition mesurée que se
faire trancher une main pour le vol d'un pain par exemple. Du reste,
quand je lui rappelai le principe de charité d'Ilmater et le fait
que nous contribuerions à leur approvisionnement en nourriture, de
même que quand je lui offris vingt pièces d'or comme promis, il
nous montra bon visage. Cela dit, son cas nous fit bien comprendre
qu'il serait plus difficile d'intéresser la population au fond des
choses qu'à un soutien de forme. Le Père Franz et moi nous
dirigeâmes ensuite vers l'auberge, car le mendiant nous avait
mystérieusement suggéré d'aller voir dans les environs. A ses
yeux, nous aurions tout à gagner à nous rapprocher de la population
pour mieux la connaître.
La querelle des deux
voisins, Crumi Chinchaud et Séraphin Lautru
Arrivés sur place,
devant l'auberge du Bègue, le Père Franz entendit les échos d'une
querelle qui semblait avoir cours au sud de l'établissement, non
loin du cimetière. De fait, nous découvrîmes, devant deux maisons
se trouvant côte-à-côte, deux hommes fort aigris l'un contre
l'autre tout près d'un arbre ; l'un des deux parla de cet arbre
comme se trouvant sur son terrain et donc lui appartenant, avant que
les deux ne commençassent à se battre. Le Père Franz les sépara
alors qu'ils s'étaient résolument jetés l'un sur l'autre, puis
nous nous efforçâmes de les raisonner malgré leurs réticences
initiales, échauffés comme ils se trouvaient, et chacun persuadé
d'être dans son bon droit.
Au bout d'un moment
toutefois, le dénommé Crumi Chinchaud se résolut à nous expliquer
que le problème venait des fruits, provenant d'un pommier situé sur
son terrain, mais qui tombaient systématiquement sur le terrain de
son voisin, du nom de Séraphin Lautru, lequel répondit qu'il eût
dû faire pousser l'arbre droit. Ce dernier hasarda alors un mot
insultant qui faillit nous faire perdre le calme relatif revenu,
Crumi revendiquant ensuite le fait que son grand-père avait
entretenu l'arbre toute sa vie et que sa femme faisait avec les
pommes les meilleures tartes renversées qui fussent.
L'idée du Père Franz de
cueillir les pommes à deux et de les partager, évoquant les
bienfaits de l'entraide, si elle fit jubiler Séraphin, fit se
récrier Crumi : pour lui, il était clair que l'arbre était
chez lui et qu'aucun débat ni compromis n'avait lieu d'être. Je me
résolus dès lors à employer une argumentation plus subtile pour en
arriver à peu près au même effet ; je reconnus que si l'idée
du Père Franz était bonne, il n'en fallait pas moins définir, au
nom de Tyr et parce que la propriété était une base indiscutable,
que l'arbre appartenait bien à Crumi et qu'il pouvait librement
disposer de son fruit en conséquence – voilà qui était lui faire
une concession préalable le disposant à bien écouter la suite.
Pour autant, je fis remarquer que comme le rétablissement de la paix
dans le voisinage était souhaitable, Crumi pourrait inviter de temps
en temps Séraphin à goûter de ses pommes et de ces tartes
excellentes, ce qui serait l'occasion de discuter. Un peu hésitant,
le propriétaire de l'arbre consentit à essayer cet arrangement, à
condition que les enfants de son voisin ne s'approchassent pas trop.
Je précisai naturellement à Séraphin qu'en contrepartie de
l'amabilité de son voisin, il devait s'engager à ne plus
s'approprier ses pommes, ce qu'il accepta, ayant déjà dans l'idée
de farcir son cochon avec.
De tout cela, la morale à
tirer est que même vis-à-vis de populations ayant vécu sous un
joug maléfique pendant longtemps, il est toujours possible de faire
comprendre les bons principes en se montrant à leur écoute et
attentifs à leurs problèmes concrets. De fait, je jugeai utile de
rappeler aux deux voisins que comme le voulait Tyr, le droit et la
propriété étaient la base de la paix pour tous. A l'énoncé du
nom du Juste, Crumi nous remercia de l'avoir empêché de commettre
quelque chose qu'il eût pu regretter, même si on lui avait toujours
décrit Tyr comme un dieu « rasoir » ; je m'accordai
sur le principe d’exigence, mais tout expliquant combien Tyr se
voulait un bon père proposant des règles stables pour que ses
enfants vécussent en paix, tandis que le Père Franz appuya sur Son
rôle bénéfique et protecteur. Quand ce dernier expliqua aux deux
hommes que le temple des hauteurs serait bientôt voué à notre foi
et qu'ils pourraient y mander la protection du Juste et de ses alliés
en échange de prières, Séraphin laissa entendre qu'il serait sans
doute plus réceptif pendant la messe, si nous avions des prêtresses
aussi agréables qu'avaient pu le lui sembler les prêtresses
loviates. Je rétorquai poliment que l'aura sacrée de mes paladines
ne manquerait pas de l'impressionner, mais d'une façon vraie et
profonde, tout autant que la beauté des nôtres ne dissimulait point
la cruauté intérieure.
Une fois Crumi rentré
chez lui – car sa femme sollicitait sa présence, Séraphin nous
présenta une requête, nous demandant si nous aurions le temps
d'aller chercher ses deux enfants, Thomas et Maga, qui avaient pour
habitude de traîner hors de la ville, au camp des réfugiés, et qui
n'étaient pas rentrés à l'heure convenue. Il nous ferait goûter
sa soupe d'ail au retour, dont la préparation l'empêchait d'y aller
lui-même.
Thomas et Maga Lautru
Le Père Franz et moi,
ayant accepté la requête, nous dirigeâmes vers le camp des
réfugiés où nous découvrîmes les deux enfants, la petite fille
nommée Maga tout d'abord, son frère Thomas se trouvant un peu plus
loin près d'une roulotte. La petite Maga, dont l'air apparut comme
fier voire suffisant, évoqua une mission secrète dont elle ne
pouvait pas parler, quand je lui eus parlé de la volonté de leur
père puis demandé si elle et son frère ne faisaient rien de mal.
Heureusement, en fin
observateur, le Père Franz remarqua que la petite fille avait
quelque chose sur le bras et le lui attrapa soudainement pour voir ce
dont il s'agissait. Il lui nettoya le bras avec un chiffon, tandis
que Maga déclara sans se faire prier mais avec un repentir affecté,
que c'était son frère qui l'avait forcé à faire le guet pendant
qu'il récupérait des pièces métalliques sur les roues de la
roulotte, pièces dont il aurait compté se servir comme projectiles
pour sa fronde, dans un jeu du guet et des voleurs.
Le jeune Thomas accepta
de nous rejoindre d'un air maussade, s'étonnant de notre air et
prétendant qu'il ne faisait que jouer, tandis que sa sœur prenait
un air gêné. A notre explication contre le méfait que constitue un
vol, les enfants tentèrent de minimiser les faits du fait de l'état
de la roulotte, le garçon ajoutant ensuite que ce n'était pas pour
lui et pour faire plaisir – première discordance. Thomas, de plus
en plus suspicieux, questionna vivement sa sœur sur ce qu'elle avait
raconté, celle-ci parlant à nouveaux des morceaux de métal. Le
garçon se récria, nous apprenant que c'était Maga qui voulait s'en
servir pour confectionner un collier d'esclave pour sa poupée, alors
qu'elle l'avait harcelé et empêché de dormir à ce sujet –
laquelle Maga avait fondu en larmes tout en se tournant.
Les manières franches de
Thomas, de même que les manières beaucoup trop composées de Maga,
commencèrent à dessiller mes yeux, si bien que je déclarai que si
le garçon eût mieux fait de ne pas céder aux caprices de sa sœur,
le plus coupable demeurait qui avait eu l'idée de la mauvaise
action. Au triomphalisme du garçon imaginant déjà la correction
paternelle, je rétorquai que là n'était pas le sujet, mais de
comprendre en quoi ils avaient mal agi. Ainsi, j'expliquai à Thomas
qu'il ne devrait plus céder aux volontés de sa sœur concernant ce
qui était mauvais, et à Maga qu'elle ne devrait plus manipuler
autrui – et son frère de renchérir sur le fait qu'elle pleurait
toujours pour éviter une correction légitime, alors que lui
assumait parce qu'il était un « dur ». Le Père Franz
dut nous quitter à ce moment-là, du fait d'une messe à préparer
pour le lendemain et de la nuit tombante, charge à moi de ramener
les enfants.
Je pris encore un temps
pour enseigner le frère et la sœur, enjoignant le premier à
demeurer brave, mais en défendant ce qui était juste et sans céder
à la facilité, tout en annonçant à la seconde, qui me considérait
d'un air mauvais et rancunier, que je parviendrais bien à lui faire
comprendre que ce n'était pas contourner les règles qui rendait
heureux. Il sembla que je dus prendre un air convainquant car le
jeune garçon accepta de grand cœur, alors que même sa sœur hocha
la tête, arrêtant même de pleurer.
Je conclus l'affaire en
leur accordant la bénédiction du Juste, tout en leur précisant que
les nôtres étaient en ville pour aider chacun et qu'il leur
faudrait promettre de ne plus recommencer. Si Thomas accepta
derechef, Mag se remit à pleurer en évoquant à nouveau le collier
d'esclave qu'elle désirait toujours pour sa poupée. Je m'attristai
qu'elle pût la considérer ainsi plutôt que comme une amie, et ce
fut alors qu'elle avoua, comme avec fierté, que c'était pour la
faire ressembler aux égéries qui œuvraient au temple de Loviatar
jadis. Tout en assurant la fillette que ces femmes n'avaient rien de
modèles recommandables pour des enfants, je suggérai un accessoire
qui rappelât une paladine, mais elle eut raison de me faire
remarquer que vêtir Alia d'un simple collier était plus facile.
J'eus alors l'idée de prendre le contrepied du culte infâme qui
avait sévi sur les terres d'Ayn'n, et de proposer la confection
d'une petite robe rappelant une prêtresse d'Ilmater, faisant ainsi
de la poupée Alia une amie fidèle et dévouée plutôt qu'une image
de méchanceté. A l'air de Maga qui n'avait probablement jamais
entendu parler de Celui qui Pleure, je lui expliquai qu'il s'agissait
d'un dieu allié du mien, très aimé partout, et qui s'occupait des
personnes souffrantes et ayant besoin d'attention. La réaction
spontanément positive de la fillette me rassura, de même que sa
disposition à voir une prêtresse d'Ilmater qui viendrait la voir
chez elle pour la petite robe et parler avec elle.
Thomas parut dépité par
cette suite de la conversation, n'y voyant que des principes de
filles, si bien que je ne manquai pas de lui préciser que Tyr
avaient d'autres alliés portés sur la vaillance, comme Torm, Son
paladin. Quand le jeune garçon me questionna sur son épée, je la
lui décrivis comme une grande épée à deux mains, et lui narrai
comment le Pur avait vaincu le dieu le plus infâme, Baine, pendant
le Temps des Troubles. Visiblement intéressé, Thomas s'enquit de
combat contre des dragons, à quoi je répondis que Torm pouvait
chevaucher des dragons d'or majestueux, mais qu'il combattait ceux
qui étaient maléfiques. Devant l'enthousiasme du garçon
s'imaginant déjà à pourfendre de l'orc d'une épée géante, je
lui proposai de rencontrer quelques Faucons Pèlerins un jour,
d'assister aux entraînements et aux messes, mais je lui précisai
que devenir chevalier soi-même requérait une formation longue et
exigeante, mais qui en valait la peine. Maga, qui semblait gentiment
amusée par l'assurance de son frère de devenir le plus grand
chevalier, finit par nous ramener à la réalité, déclarant avoir
faim et désirer rentrer.
Leur père, Séraphin,
nous attendait sur le pas de la porte, visiblement impatienté,
grondant les enfants sur le fait qu'il les attendait pour l'heure du
souper depuis longtemps passée. Je m'excusai de m'être laissé
emporte à trop parler, mais pour la bonne cause, lui déclarant, une
fois qu'ils furent rentrés, qu'ils étaient de bons enfants qui
avaient simplement besoin qu'on leur montre la bonne voie. Séraphin
me remercia de les avoir ramenés, expliquant qu'ils étaient quelque
peu insouciants et qu'il espérait que Maga laisserait son frère
tranquille. Après cela, le brave homme m'invita chez lui à manger
de la soupe préparée par son épouse Annelise.
Avec la bénédiction du
Juste,
Roland de Jasperal,
Paladin de Tyr
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