Quelque part à l'étage
de la Sainte Chapelle de la Triade, dans les quartiers privés et
résidentiels qui présentaient un confort et une douceur
insoupçonnés et que la plupart des fidèles de Thola ne
connaissaient pas, se trouvaient deux silhouettes dont l'attention
était fixée de manière essentielle l'une sur l'autre, et qui
constituaient un univers à elles seules, comme si tout ce qui se
déployait autour d'elles n'était qu'un décors onirique sans
importance aucune.
L'une de ces silhouettes
était adossée contre un pilier de pierre ; c'était celle d'un
homme jeune et d'apparence noble et séduisante, qui portait l'armure
flamboyante du corps d'élite de la Triade qu'on appelait les Faucons
Pèlerins. Son visage était marqué par une émotion intense, et on
y pouvait discerner qu'il avait versé des larmes il y avait encore
peu de temps. Son regard d'un bleu profond et pur, témoignait d'une
grande préoccupation et était rivé à celui de l'autre silhouette.
L'attitude du Faucon Pèlerin était à n'en pas douter attentionnée,
et n'importe qui d'un peu censé n'aurait pu qu'y voir une passion
sincère teintée de mélancolie doucereuse.
Cette mélancolie voilée
de peine s'expliquait très certainement par l'objet de l'inquiétude
du Faucon, l'autre silhouette, une jeune femme à la beauté torturée
dont tout l'être témoignait de vives passions contradictoires,
comme si elle était partagée entre le remords du passé et la
crainte de l'avenir. Ses yeux en amande magnifiques et azurés
avaient versé des larmes amères qui s'étaient un peu taries, et se
trouvaient braqués sur ceux du Faucon, comme en quête d'un havre de
paix. Mais l'hésitation de la jeune femme était palpable, parce
qu'elle n'avait pas encore pu rompre les attaches de son passé
encore si proche et qui venait de resurgir de manière si
douloureuse, comme un coup de poignard à l'effet lancinant et
durable, et parce qu'elle croyait n'être pas digne d'atteindre la
lumière si c'était pour y apporter la part d'ombre dont elle
croyait ne pouvoir se défaire.
Les deux jeunes gens qui
se trouvaient isolés dans cet îlot de sentiments et de passions
multiples mais toutes élevées et profondes, évoquaient, tout en se
tenant l'un en face de l'autre, toutes les pensées et tous les
événements qui les avaient mis sur la route l'un de l'autre, et
tous ceux qui donnaient à cette passion un goût interdit. S'aimer
était-il possible, n'était-ce pas voué à l'échec ? Un être
chéri disparu d'un côté, une vocation exigeante de l'autre, mais
pourtant des sentiments sincères attiraient le Faucon comme la
corsaire, le premier goûtant dans leur pureté les premiers
bourgeons d'une passion naissante pour une image chérie mêlant
loyauté et souffrance, la seconde entrevoyant la grâce que les
dieux avaient fait naître entre eux, espérant encore malgré elle,
que la vie pourrait lui sourire. C'était cela, ou rejoindre le cher
défunt au tombeau pour ne plus souffrir soi-même, pour ne plus
entraîner personne dans sa chute interminable.
Cependant, même si,
quand ces deux êtres souffrant et aimant chacun à leur façon se
trouvaient seuls en présence l'un de l'autre, le temps se figeait
comme pour atteindre à une essence éternelle, il arriva un moment
où les paroles se tarirent et où les mains serrées exprimèrent
par une douce pression le regret de devoir se séparer, car il le
fallait bien. Les Faucons Pèlerins commençaient à regagner leurs
quartiers, accompagnés par quelques Templiers, et la présence des
deux jeunes gens allait finir par attirer l'attention. Les mains se
séparèrent lentement, à regret, tandis que la jeune femme
reprenait un air marqué par l'angoisse et le désespoir, et le
visage de son compagnon se teintant d'une inquiétude mortelle et
irrépressible.
D'un regard, le Faucon
invita son amie à redescendre en la grande salle de la Chapelle, où
ils prièrent tous deux, en communion, pendant un assez long temps à
l'autel principal. Pour qui les connaîtrait intimement, il ne serait
pas difficile d'entrevoir ce que l'un demandait à Tyr, et comment
l'autre suppliait Torm. Le Faucon priait pour que le Juste rendît la
vie à la jeune femme qu'il chérissait, une vie qui lui redonnerait
la possibilité d'aimer sans avoir à craindre d'entraîner ses
proches dans le malheur. Il fallait que la malédiction cessât, il
était impératif qu'il pût la sauver d'elle-même. La corsaire
avait le visage pénétré d'une douleur qui avoisinait le martyre,
semblant réfréner comme un sentiment coupable quand la moindre
lueur d'espoir s'y substituait une fraction de seconde. Son voisin,
qui ne pouvait s'empêcher de la regarder de temps à autre,
comprenait bien ce qu'il en était. Elle n'était pas prête, et
c'était bien légitime. Peu importe, il attendrait et serait présent
pour elle, sans la brusquer.
Il ne restait que peu de
temps avant que la jeune femme à la beauté sauvage, enivrante mais
marquée par le malheur et l'appréhension, ne dût reprendre son
poste. Elle se confia quelque peu à celui avec qui elle se promenait
lentement dans la ville, comme si cette lenteur eût pu rendre plus
lointain le moment de la séparation. Cependant, en considérant la
révolte qui se peignait sur le visage du paladin, au fur et à
mesure de sa narration dont elle atténuait pourtant la teneur, et la
compassion teintée de douleur qui s'y faisait jour, elle préféra
ne pas raconter les pires tourments qu'elle vivait depuis qu'on
l'avait rétrogradée. L'homme à la noble prestance se demandait
s'il ne pourrait pas faire quelque chose pour qu'elle pût mener une
autre vie, cette vie de quiétude et de lumière qu'elle avait évoqué
avec une pointe d'incrédulité à la Chapelle, mais tout était
encore trop tôt. Que ce fût pour la marine ou pour les sentiments,
un deuil progressif et long risquait d'être nécessaire, ce qu'il
entrevoyait avec douleur mais comme quelque chose d'inévitable.
D'une voix douce et
profonde, par le timbre de laquelle perçait tout l'émotion de son
cœur conquis, il renouvela encore, à la toute fin, en un lieu où
ils avaient tout deux échappé au regard et à l'emprise du monde,
des serments de dévouement et de fidélité à la dame qu'il avait
juré de servir. Malgré toute la peine qui l'habitait, celle-ci le
contempla d'un regard où l'âme qu'elle croyait endormie ou anéantie
se faisait jour malgré elle, malgré la culpabilité qui la rongeait
en même temps, à cause de l'espoir infime qui semblait injurier le
défunt. Elle lui répondait juste qu'ils trouveraient un moyen, elle
ne savait pas encore quand ni comment. Lui n'était certain que d'une
seule chose : il ne la laisserait pas mourir à petit feu et s'abîmer
dans un lac de noirceur et de désespoir. Il ne la laisserait pas non
plus regagner le Cormyr sans lui si l'envie lui en reprenait.
Longtemps après, quand
le temps se fut enfui sans qu'ils aient pu le retenir, le paladin
prit doucement le visage de la jeune femme meurtrie entre ses mains,
le contempla longuement pour en retenir tous les détails et imprima
un baiser doux, raffiné et passionné sur son front. Il attendrait,
et jamais ne s'avouerait vaincu, il en faisait le serment. Roland
serra doucement Calypso contre lui sans plus prononcer un mot, pour
lui prêter sa force et son amour, en un instant éternel.
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